À Montemurlo, entre cyprès et fumées de four à cantucci, des rouleaux de laine glissent sur leurs propres ombres. Depuis 1936, la famille Giannetti tisse le temps comme on range un souvenir dans une boîte à musique : délicatement, mais pour qu’il sonne loin. Le lanificio, adossé aux collines de Prato, prétend que la saison n’existe plus ; seules comptent les envies qui griffent la peau comme un rayon d’avril ou un mistral de janvier.


Il y a, dans le fracas doux des métiers Jacquard, l’assurance d’un secret partagé à voix basse.
Filiberto Giannetti ouvrit son premier atelier au sortir d’une crise de 1936 ; la plaque « Giameca » brille encore sous le néon d’accueil, rappel discret que les lignages textiles ne meurent jamais vraiment. Officiellement, le lanificio prend son nom actuel en 1962, quand la deuxième génération ancre l’entreprise Via Parugiano di Sotto : adresse taillée dans la craie, à deux pas des ruisseaux qui faisaient tourner les mangles médiévaux. Du district de Prato, on connaît les chiffres (8 000 entreprises, un demi-milliard de mètres de tissu par an) ; mais c’est l’odeur de graisse chaude et d’huile d’olive qui dit le mieux la persistance d’un monde où l’on fabrique encore avant de parler. Sous la halle de béton clair, les Giannetti conservent 8 000 échantillons : flanelle whisky, twill océan, gabardine cacao. Un nuancier qui ressemble à un carnet de route, pointillé des Apennins jusqu’aux podiums de Séoul.
Leur credo tient dans une formule mordante : « pas de saisons, des dialogues ».
Ainsi chaque designer – de la jeune marque moscovite Arkh à l’ancienne maison milanaise Cerruti, obtient un métrage réglé au quart de gramme, filé sur la machine Dornier où l’on change d’âme comme de navette. Les fiches techniques s’écrivent en corps 10 : laine RWS, cachemire recyclé GRS, lin toscan, sans chrome, sans chlore – la durabilité n’est pas un label mais un verbe conjugué au quotidien, « sempre più », toujours davantage, précise Caterina, la cheffe du sampling. La carte se poursuit dans les foires : stand K20 à Milano Unica, cloisons ivoire, moquette qui boit la lumière des projecteurs ; allée marbre du 116 rue de Turenne pour Préco Paris, où j’ai vu un acheteur japonais caresser un drap moka comme on jauge un pur-sang. En janvier, la SS26 défendra ses bleuets nordiques sur le ponton de bois du Nordic Fabric Fair, à Nacka Strand, Stockholm – parce qu’il faut parfois sortir le fil au grand air pour qu’il respire vraiment.
L’usine, bâtie en briques d’argile rouge, rappelle les filatures toscanes du XIXᵉ, sœur lointaine des moulins Biellesi ou du bloc crépusculaire de Salhus au large de Bergen.
À l’intérieur, la lumière rasante découpe un ballet de cônes ivoire ; je tends l’oreille : ça crépite comme un vieux vinyle. Je repense au textile de Il Conformista, costume anthracite signé Gitt Magrini ; le chef décorateur m’avait confié que Prato murmurait alors sous chaque revers. Sur la mezzanine, un mood-board réunit un cédrat de Morandi, une phrase de Pier Paolo, « fare e rifare il mondo col corpo » – et le plan d’un nouveau foulon recyclant l’eau à 60 %. La conversation dérive : Paolo, chemical manager, compare le pH d’un bain garance à la justesse d’un alto dans un quatuor de Frescobaldi. Plus tard, au Caffè Nannini de Prato, je goûte la soupe de farro fumante ; elle possède le même grain serré qu’un chevron Indigo Shadow.
Un soir de mars, la sirène a retenu son souffle et j’ai cru entendre le tissu parler.
Il disait les élégants hôtels voisins : la Villa Le Mura où les stylistes esquissent leurs silhouettes près d’un jardin d’agrumes, la Dimora Sant’Andrea et son parfumeur clandestin. Il disait aussi la Toscane latérale : les ruines de la villa Medicea de Poggio a Caiano, les dalles blanches du Centro Pecci où l’artiste Paola Pivi suspend des coussins comme des toiles changeantes. Et soudain, dans le silence retrouvé, j’ai deviné la raison d’être du lanificio : relié aux forêts et aux rumeurs des expositions, il tisse plus qu’un drap, il assemble, comme le ferait Loïc Prigent derrière sa caméra – les apartés, les gestes et les frissons d’un monde mobile qui ne veut pas renoncer à la douceur.
https://giannettipiero.com/it/
Michael Timsit