Sous les toits de briques ocre de Tirschenreuth, le grondement régulier des métiers à tisser résonne depuis 1644. Là, aux lisières de la forêt bavaroise, la famille Mehler a fait de la laine un viatique et du temps un allié. Leur loden, dense comme le silence des sapins enneigés, habille aujourd’hui aussi bien les pelotons de montagne que les défilés de Milan. Entrer dans la Tuchfabrik Mehler, c’est traverser un couloir d’échos : onze générations, mille gestes, une même ligne de force

La navette frappe comme un métronome obstiné, rappelant que la modernité n’a jamais effacé la main qui guide le fil.
Née sous le Saint-Empire, la filature allemande la plus ancienne revendique trois cent quatre-vingt un ans d’activité ininterrompue ; Paulus et Ludwig Mehler en assurent la direction avec la gravité solaire des gardiens de phare. Autour d’eux, la vieille ville affiche encore son plan médiéval : arcades étroites, tour-clocher et ponts de pierre où Goethe, de passage en 1786, salua déjà « la cité des drapiers ». Dans ces rues, la laine sentait le suint, le temps de trempe et la cendre de hêtre ; aujourd’hui, la filature alimente des marchés multiples : uniformes du Bundesheer autrichien, draps de parade pour les fanfares alpines, métrages sur-mesure pour tailleurs parisiens. Le matin, les camions partent vers Forst, Fulda ou Florence, comme des pages blanches promises à d’autres récits.
Le loden, matière indomptable et sensorielle, poursuit ici sa mue technique.
Épaissie au foulon, puis rasée pour laisser glisser la pluie, la toile acquiert une mémoire presque animale : respirante, régulatrice, antifroide. Depuis quinze ans, Mehler pousse plus loin le pacte avec la nature : laine certifiée GOTS, procédés de teinture sans chrome, recyclage ReTEX en boucle courte. La maison dialogue avec les designers de Munich à Séoul ; j’ai vu, accrochée dans le studio, une coupe-vent bicolore créée avec le collectif Studio Nicholson, verte comme la dolomie des Préalpes, doublée d’une toile aramidé-laine pour les garde-forests autrichiens. À Milan-Unica, la pelote bavaroise côtoyait les flanelles de Vitale Barberis Canonico et les tweeds de Johnstons of Elgin : trois écoles, trois climats, une même obsession d’épaisseur morale dans le tissu.
Le bâtiment rouge sombre de la Tuchfabrik dresse son volume rectangulaire, frontal comme la Fagus-Werk de Gropius, mais ses fenêtres cintrées racontent une humilité rurale.
Dans la salle des cardes, un puits de lumière recadre le ciel : cliché d’un Bauhaus vernaculaire, comparé par l’architecte Jean-Philippe Hugron à la filature La Draperie de Mazamet. Au mur, une affiche de l’exposition « Kleider machen Leute » du LVR-Industriemuseum dialogue avec deux portraits de Joseph Beuys, maestro du feutre-concept. Le musée temporaire d’art textile de Bocholt a déjà réservé une section Mehler pour 2026 ; en attendant, leurs étoffes voyagent sur écran : dans Der Himmel über Berlin, l’imperméable anthracite de Bruno Ganz sortait, dit-on, d’un métrage bavarois. Plus récemment, une gabardine « Forest Night » est apparue dans le thriller Anatomie d’une chute, filmée comme un prolongement charnel de la pinède alpine.

Un midi d’avril, je me suis surpris à caresser un rouleau de loden olive pendant que Ludwig évoquait les clients japonais.
Le contact est tiède, presque peau ; on pense à la gastronomie locale, ces knödel moelleux que le chef Jörg Sackmann décline au foin du Haut-Palatinat. Au Gasthof Zum Goldenen Anker, on sert la bière Zoigl dans des chopes opaques ; les représentants italiens logent souvent au Burg Wernberg, château-hôtel dont les salles gothiques répondent à la rusticité patinée du drap. « Le tissu absorbe les récits », confie Paulus ; il cite l’artiste Ingrid Luquet-Gad qui voit dans la laine « une archive souple, prête à recoudre le monde ». De la même manière, Mehler ouvre son atelier à l’École des Arts appliqués de Schneeberg : chaque printemps, six étudiants dessinent des couvertures jacquard inspirées des cernes d’épicéa. La frontière entre industrie et poésie s’abolit le temps d’un stage.
Dans le bruissement des chaînes, la langue allemande prend un accent de roue dentée, puis s’interrompt : le silence, ici, vaut signature.
À la sortie, la route file vers Regensburg, coupant des vallons où paissent les moutons Rhön. On devine, derrière les collines, la silhouette du Veste Königstein, forteresse minérale à laquelle le tissu emprunte son indifférence au vent. Mehler ne théâtralise pas son histoire, il la prolonge : les jets d’eau recyclent la chaleur des foulonniers, les pelures de laine chauffent les bureaux, et le soir, la sirène libère les ouvriers comme un orgue qui s’étouffe. Quand je referme la porte, la lumière rase accroche une poussière dorée ; elle tournoie, puis disparaît, comme pour rappeler que la fibre la plus ancienne reste aussi légère qu’un battement de cœur.
https://www.mehler-tuchfabrik.de
Michael Timsit